Une logique romantique du droit d’auteur à la peau dure…
S’intéresser aux problématiques juridiques liées à la création et aux créateurs, c’est prendre le risque de se laisser totalement accaparé par le droit de la propriété intellectuelle - branche du droit ô combien passionnante - qui peut tout aussi bien nous priver de la possibilité de voir la manière dont cette création et dont ces créateurs sont saisis, par ailleurs, par d’autres disciplines juridiques tout aussi importantes.
Le droit d’auteur n’est pas le seul à régir les droits des auteurs et pourtant, il donne le LA et impose son paradigme très singulier aux autres domaines du droit qui ont bien du mal à saisir l’auteur sans de facto en faire un être d’exception, un être singulier, devant obéir à un régime spécial, un traitement légal et réglementaire particulier. Pour le dire autrement, la sacralisation de l’auteur engendrée par le droit d’auteur en fait un être à part totalement décorrélé des contingences professionnelles habituellement liées à la pratique d’un travail.
Cette singularisation est pourtant fort préjudiciable pour l’auteur, puisque le droit d’auteur ne règle qu’une partie de ses problèmes quotidiens. Il intervient en somme pour assurer que ce que fait l’auteur peut être considéré comme un objet de droit (une œuvre de l’esprit), pour assurer la pérennité du lien qui unit l’auteur à cette œuvre (par le droit moral), ainsi qu’aux rapports contractuels que l’auteur entretient avec les exploitants de l’œuvre (par la cession des droits patrimoniaux).
Ces interventions, certes capitales, sont tout de même loin de suffire, tant l’auteur n’est pas seulement le titulaire de droits de propriété intellectuelle. Il est aussi un individu confronté à des risques sociaux et, au même titre que ses concitoyens, travaille afin de subvenir à ses besoins. Comme tous les autres travailleurs, sa sécurité économique est parfois mise en cause par certains événements liés à la vie sociale, reconnus comme devant faire l’objet d’une réparation ou d’une rétribution. Or, ces dernières préoccupations sociales se situent en dehors des limites du champ d’intervention du Code de la propriété intellectuelle et l’on voit qu’elles peinent à être prises au sérieux tant la logique romantique imposée par le droit d’auteur participe en quelque sorte à extirper l’auteur professionnel du commun des mortels.
Avant la Révolution française, plusieurs types d’organisations de la vie littéraire et artistique se distinguaient. Beaucoup d’artistes étaient rattachés aux corporations d’artisans et ils devaient obligatoirement maîtriser un certain savoir-faire pour pouvoir endosser cette identité professionnelle. On demandait par exemple aux sculpteurs de maîtriser la taille des crucifix et des manches de couteaux et de suivre un apprentissage long de huit années pour avoir le droit d’exercer leur activité[1]. Les peintres avaient, quant à eux, obtenu la création d’une académie royale de peinture et de sculpture[2], sorte de corporation consacrée exclusivement à l’art contrôlant la formation de ses membres par l’apprentissage. L’Académie leur interdisait de s’engager dans le commerce d’art et d’ouvrir leur propre galerie[3] singularisant ainsi définitivement les artistes peintres des artisans. Ces mouvements de divisions nés d’une volonté d’émancipation ont généré alors le terreau idéal de nombreuses controverses : les corporations d’artisans continuant à revendiquer une identité à la fois artistique et professionnelle, tandis que l’Académie voulait distinguer symboliquement l’activité de création des autres activités, en revendiquant la différence par une forme de sacralisation.
Plusieurs textes majeurs contribueront alors à reconnaître à l’artiste une identité propre dans une logique anti-artisanale[4]. Le postulat est le suivant : les artisans n’étant doués que de compétences et de savoir-faire techniques, ils doivent être distingués des artistes qui expriment aussi des compétences artistiques.
Coup de grâce ensuite, la Révolution reconnaîtra aux artistes et auteurs la propriété la plus sacrée, la plus légitime, la plus inattaquable et la plus personnelle : la propriété intellectuelle, terminant ce processus de sacralisation et de différenciation. Le progrès accompli par ces lois révolutionnaires reste toutefois très relatif et en ce sens, certains affirment que le droit d’auteur était devenu « de toutes les propriétés, la plus humble et la moins protégée »[5]. Ces lois ont tout de même permis l’avènement d’un statut d’auteur individualisé et autonome marquant ainsi une rupture avec le privilège de l’ancien régime[6]. Ils continuent ainsi à être traités différemment en obtenant par exemple d’être exemptés du paiement de la patente[7].
Sous le Premier Empire, le délit correctionnel de contrefaçon est intégré au Code pénal, tandis que toutes les productions de l’esprit étouffent sous la censure. Par exemple, on autorise l’ouverture de huit théâtres parisiens[8] et on limite à neuf le nombre de journaux parisiens[9] pour en faciliter le contrôle. Mais parallèlement, de nouvelles conditions d’exercice de l’activité de création l’aide à se développer grandement[10]. Ce qui s’apparente à un détail aura en réalité beaucoup d’importance : la peinture commence à être commercialisée en tube tandis que les toiles sont préparées à l’avance. Ces innovations vont alors susciter de nombreuses vocations. La popularisation de l’art, grâce aux salons et à l’ouverture des musées, accompagnée de ces innovations techniques va alors permettre de tripler le nombre d’artistes dans certains domaines de la création.
S'ensuit une période romantique annonçant un changement fondamental à partir de 1830. Avec l’arrivée de nouveaux acteurs au sein d’un secteur littéraire et artistique, ce dernier entre dans sa modernité[11]. Les éditeurs accélèrent la cadence de la production pour satisfaire la demande croissante du public[12]. Ils tentent d’augmenter la taille de leur catalogue en utilisant des contrats d’exclusivité pour empêcher à leurs auteurs de travailler pour la concurrence.
Le marché apparaît comme un nouveau système de reconnaissance et les auteurs sont gérés en tenant compte de normes qui se rapprochent de celles en vigueur dans les usines ou les grands magasins[13], sans toutefois être protégés en tant que professionnels. À titre d’exemple, le roman-feuilleton fait son apparition dans la presse à partir de 1830. Exercé par les auteurs pour des raisons mercantiles et subordonné aux goûts du public ou des commanditaires, ce nouveau genre bouleverse l’activité d’écrivain laquelle est par ailleurs caractérisée par une forte paupérisation, paupérisation totalement occultée par un État qui n’intervient pas encore dans l’organisation du travail.
A côté de cette logique anti-artisanale défendue à la fin du XVIIIe siècle, va se développer alors une logique anti-professionnelle : on revendique une distinction entre les professionnels, lesquels sont soumis aux contingences financières des travailleurs, et les auteurs, lesquels devraient être placés au dessus de ces problématiques par le fait de l’exaltation de leur génie !
Et nombreux auteurs prônent cet art désintéressé en combattant l’idée qu’il existe un métier de créateur[14]. Principale raison exposée par ses contradicteurs : l’art « intéressé » serait à l’origine d’une profusion d’œuvres de mauvaises qualités[15]. Le journal l’Atelier dénonce aussi « ces écrivains mercantiles » à l’origine de publications sans nombre « dépourvues presque absolument d'intentions sérieuses, honnêtes »[16]. Le journaliste Karr conseillait rigoureusement de pendre « tous les ans deux musiciens, trois peintres et quinze hommes de lettre, et en peu de temps il ne restera que les véritables vocations »[17] alors que le critique littéraire Planche regrettait plus délicatement qu’« il n’y a[it] plus en littérature que du métier »[18]. Il était donc difficile d’envisager qu’une protection garantisse plus de sécurité économique aux auteurs, quand au sein même de cette communauté, certains considèrent qu’ils doivent assumer le niveau de vie découlant de la pratique d’une activité de création.
Et depuis lors, les auteurs ne cessent d’évoluer dans cette double logique anti-artisanale et anti-professionnelle. Bien que l’activité de création ait profondément évolué et que de nombreux auteurs parviennent à en vivre, ils ont toujours du mal à être conçus en tant que travailleurs classiques et restent voués à une forme de singularité. Ainsi, du côté du Code de la sécurité sociale, les auteurs sont répertoriés au sein d’un titre relatif aux dispositions applicables « à diverses catégories de personnes rattachées au régime général » et sont rangés à côté des étudiants, des invalides de guerre, des sapeurs-pompiers volontaires et des ministres des cultes et membres de congrégations religieuses.
La difficulté d’assimiler l’auteur à un professionnel s’explique par différentes raisons. Il s’agit, d’une part, d’une activité apte à être pratiquée en amateur et l’on ne peut nier que les auteurs sont placés dans une tension entre vocation personnelle et démarche professionnelle, ceci explique que l’édification d’un régime juridique soit difficile à entreprendre. Par conséquent, l’activité de création constitue un véritable défi de compréhension, de qualification et de réglementation[19].
Voilà pourquoi durant plusieurs siècles, l’auteur n’est pas conceptualisé en tant que travailleur. Et pourtant, lorsque l’on examine le fonctionnement du marché actuel, les richesses qu’il procure aux nombreux intermédiaires et acteurs des différentes chaînes de la création, l’explosion des offres et la demande croissante du public, on ne peut nier que ce que fait l’auteur « peut s’appeler travailler »[20].
Si l’acte de création implique l’idée d’une vocation et d’un don de soi[21], la création d’œuvres littéraires et artistiques n’est pas subordonnée à l’attribution d’un droit de propriété (si le droit d’auteur disparaissait, il y aurait toujours des créateurs). En revanche, l’idée que la nature juridique du droit d’auteur puisse influer sur l’entrée en profession littéraire et artistique n’est pas à exclure. La logique romantique détermine la place qui est accordée à l’auteur au sein de notre société et empêche clairement la reconnaissance d’un statut professionnel, puisqu’on reste bloqué dans les filets d’une logique anti-professionnelle. Il en résulte qu’aucune règle n’encadre l’activité de création, et qu’à défaut d’encadrement et de protection, cette activité pourrait bientôt cesser d’être pratiquée au titre de profession, restant alors une activité de loisir exercée par une frange sociologiquement plus favorisée.
[1] Sur ce point, v. G.-B. Depping, Réglemens sur les arts et métiers de Paris, rédigés au XIIIe siècle et connus sous le nom du Livre des métiers d’Étienne Boileau, Crapelet, 1837, p. 287. Pour une étude plus large, v. également C. Guichard, « Arts libéraux et arts libres à Paris au XVIIIe siècle : peintres et sculpteurs entre corporation et Académie royale », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 49-3, 2002/3, p. 54-68, spéc. p. 55. [2] En 1648 pour être précis : L. Vitet, L’Académie royale de peinture et de sculpture : étude historique, Michel Lévy Frères, 1861, p. 19. V. pour une étude plus large, v. également R. Moulin, L’artiste, l’institution et le marché, Flammarion, coll. Champs, 1997, p. 250. [3] H. et C. White, La carrière des peintres au XIXe siècle, Flammarion, coll. Art, Histoire et Société, 1991, p. 32. [4] On citera notamment la Déclaration en faveur de l’Académie royale de peinture et de sculpture, 15 mars 1777 : in Lois, statuts et règlements concernant les anciennes académies et l’Institut de 1635 à 1889, sous la dir. de L. Aucoc, 1889, http://gallica.bnf.fr, p. 161. De manière plus large, le lecteur est invité à consulter l’excellent travail de C. Guichard, « Arts libéraux et arts libres à Paris au XVIIIe siècle : peintres et sculpteurs entre corporation et Académie royale », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 49-3, 2002/3, p. 54-68. [5] E. Laboulaye, Études sur la propriété littéraire en France et en Angleterre, Paris, A. Durand, 1858, XII. [6] E. Bouchet-Le Mappian, Propriété intellectuelle et droit de propriété en droits anglais, allemand et français, Thèse, Nantes, 2009. [7] Loi du 7 brumaire an VI (28 oct. 1797) sur les patentes. [8] V. Décret du 29 juill. 1807 : A.-C. Renouard, préc., p. 362. [9] V. Décret du 5 févr. 1810. Il sera remplacé par le décret du 25 mars 1814 qui abolit la censure, mais oblige le placement d’un rédacteur censeur au sein de chaque rédaction (G. Peignot, Essai historique sur la liberté d’écrire chez les anciens et au moyen âge, sur la liberté de la presse depuis le quinzième siècle, et sur les moyens de répression dont ces libertés ont été l’objet dans tous les temps, Crapelet, 1832, p. 131). Plus tard, la loi du 12 mars 1827 prendra des mesures fiscales afin de réduire le nombre de parutions quotidiennes et de faciliter le contrôle des publications. Déposée le 29 déc. 1826 par P.-D. Peyronnet et votée le 12 mars 1826, la loi « de justice et d’amour », comme l’appelle lui-même le premier ministre J. de Villèle, contraint tous les auteurs de l’écrit à demander une autorisation à paraître. Elle soumet chaque directeur de publication à un impôt proportionnel à la parution pour en diminuer le flux. [10] L. Rosenthal, Du romantisme au réalisme, essai sur l’évolution de la peinture en France de 1830 à 1848, Macula, 1987, p. 77. [11] P. Durand, A. Glinoer et H. Nyssen, Naissance de l’éditeur, L’édition à l’âge romantique, Les Impressions nouvelles, 2005, p. 106. [12] J.-Y. Mollier, « Les femmes auteurs et leurs éditeurs au XIXe siècle : un long combat pour la reconnaissance de leurs droits d’écrivains », Revue historique 2006/2, n° 638, p. 313-333, p. 319. [13] Ibid. p. 331. [14] Par exemple, J.-J. Rousseau (Les confessions, Œuvres de J.-J. Rousseau, A. Belin, vol. 6, 1817, p. 306) affirmait : « j’ai toujours senti que l’état d’auteur n’était, ne pouvait être illustre et respectable qu’autant qu’il n’était pas un métier. Il est trop difficile de penser noblement quand on ne pense que pour vivre. Pour pouvoir, pour oser dire de grandes vérités il ne faut pas dépendre de son succès ». [15] Karr affirme à ce propos que : « tout le monde s'est jeté avec tant de fureur dans cette carrière que par la profusion de poètes, dont nous sommes envahis, les bras manqueront bientôt aux charrues » : A. Karr, « Imprimeurs, libraires, bouquinistes, cabinets de lecture », in Nouveau tableau de Paris au XIXe siècle, dir. H. Martin, éd. Madame Charles-Béchet, 1835, p. 63-75, spéc. p. 69. [16] L’Atelier, n°35, janvier 1848, v. http://gallica.bnf.fr. [17]A. Karr ajoutait : « Jusque-là, si vous rencontrez un homme dans la rue, vous pouvez l'appeler homme de lettres ; il serait bien étonnant que vous ne tombassiez pas juste » : « Imprimeurs, libraires, bouquinistes, cabinets de lecture », in Nouveau tableau de Paris au XIXe siècle, dir. H. Martin, éd. Madame Charles-Béchet, 1835, p. 63-75, spéc. p.71. [18] V. également Gustave Planche, critique littéraire de la Revue des deux mondes, pour qui, « il y a trois types de poésies : celle de Lamartine, celle de Béranger, celle de Victor Hugo. Derrière ces trois hommes marches la légion des industriels que les imitent et exploitent un genre qui leur paraît réussir. Il n’y a plus en littérature que du métier » : Revue des deux Mondes, t. IV, (1852), cité par A. Cassagne et D. Oster, La théorie de l’art pour l’art : en France chez les derniers romantiques et les premiers réalistes, éd. Champ Vallon, 1997, p.56. [19] P. Bourdieu, « Le champ littéraire », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 89, sept. 1991, p. 3-46, spéc. p. 6. [20] Nous faisons référence à l’article de G. Flaubert (« Artistes », Dictionnaire des idées reçues (1913), Édition du Boucher, 2002, p. 7) dans lequel l’auteur soulignait ironiquement à propos des artistes que « ce qu’ils font ne peut s’appeler travailler ». [21] G. Sapiro, « La vocation artistique entre don et don de soi », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 168, mars 2007, p. 4-11, spéc. p. 5.
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